Une taverne que ne recense aucun guide, une cabane en planches, une guirlande d’ampoules colorées ayant connu de meilleurs jours, deux yuccas en pots, un tamaris rachitique - trop de
vent, trop de sel -, l’habituel mobilier de plastique griffé et jauni, une mer que fait étinceler le soleil hivernal, le bruit du ressac tranquille sur les quelques rochers qui nous séparent de l’eau, et devant moi deux Anglais
à la chevelure de neige. Ils sirotent deux bières locales au goulot, portent la même chemise à carreau, les mêmes lunettes de soleil pour protéger, je l’imagine, les mêmes yeux bleus, des jeans et des baskets
confortables. Ils ont 150 ans de complicité à eux deux et un camping-car hors d’âge arrêté devant la chapelle, entre un caïque sur pilotis et un amas de filets déchirés.
Il m’est facile de leur inventer toute une histoire partagée, des voyages au long cours, des petits-enfants brillants, un âne, un poney et trois chiens dans le jardin. Lui serait un universitaire reconnu, elle
une parfaite mère au foyer, ou une pédiatre attentive peut-être, quelque chose dans la douceur du regard sans doute. Bref, deux Britanniques à l’ancienne, des amis de Miss Marple, des lecteurs d’Alexandra David Neel,
s’il en existe encore.
Quand elle se lève et rapporte de leur maison roulante un épais cahier à la couverture de feutre lustré ceinturée d’un
galon brodé, je fantasme. Carnet de voyage, aquarelles, collages, anecdotes, tickets souvenirs, fleurs séchées et croquis pris au vol, tout ce que j’aime. Décidément, je les trouve craquants ces deux itinérants.
Je contemple la jolie mamie qui dénoue le lien de son cahier en rêvant à ce qu’elle va y raconter de ce lieu hors cadre. Et je retombe en réalité 3.0. Apparaît sous le feutre une tablette, un écran, le GPS
de la prochaine étape, tout ce que j’aime… beaucoup plus modérément.