Longs cheveux noirs un peu en vrac, la prunelle sombre sous les sourcils froncés, les doigts lardés de sparadraps et les mains gonflées par le maniement incessant des fruits, six jours par semaine, dix heures par jour, la silhouette
amaigrie par ces derniers mois de douleurs partagées, Ellie fait face. C’est dimanche, il est midi, l’heure d’un café en terrasse avec un couple d’amis. La vie continue.
« Il est parti » m’a-t-elle
dit de sa voix rauque de fumeuse impénitente. « Enfin, il va partir ». Son homme, son Tassos, ne fréquente plus depuis quelques mois que les hôpitaux. Un cancer de l’estomac diagnostiqué beaucoup trop
tard. Imparable. Depuis combien d’années n’avait-il pas vu un toubib de toute façon ? Ces deux-là préféraient de loin dépenser leurs quelques sous à faire la fête. Combien de samedis soirs
avons-nous passés autour de la table d’hôtes de la taverne ? Tassos alignait les tsipouros, remplissait des carafes de blanc, plongeait ses doigts avec gourmandise dans les plats généreusement empilés au centre.
Ellie dansait, magnifique, seule au milieu de la piste devant le joueur de bouzouki, légère et radieuse. Ils buvaient tous les deux comme des trous et je ne les ai jamais vus ni tituber ni balbutier. De temps en temps, elle se serrait contre
lui et nous souriait. Il se laissait faire, une rareté pour un mâle du Magne.
« Il s’en va », le verbe choisi est encore mouvement, passage, vie, ni fin, ni abandon. Assise devant la mer calme et ensoleillée,
elle raconte sa semaine. Un peu fébrile, elle entremêle ses soucis de boulot aux visites à l’hôpital, montre des photos, sourit, râle ou s’enthousiasme, s’étourdit de mots et de fumée, ne se plaint
de rien, constate seulement et aligne les phrases. La logorrhée la soulage visiblement et les autres l’accompagnent sans bruit. En souriant.
Je suis admirative. Vaguement jalouse de cette faculté à accepter les saveurs du
temps, quelles qu’elles soient. Amères ou sucrées, douces ou violentes, énergies de vie pure. Leçons.