L’homme vit sur son voilier, le plus long du petit port, avec son mat brandissant haut un Union Jack orgueilleux. Handicapé, il se déplace avec difficultés mais est parfaitement autonome quand il est à jeun, c’est-à-dire
le matin. Au fil des comptoirs et de la journée, la station debout lui devient problématique et il n’est pas rare de le voir regagner son bord en larges zigzags et même, dernièrement, à quatre pattes après avoir
chuté du trottoir et s’être ainsi tordu la cheville. Le tout dans la plus grande élégance british, flegme et arrogance, quel que soit l’état de ses vêtements qui témoignent de ses efforts constants
pour résoudre la délicate équation qui se pose à lui chaque après-midi : « Lequel des deux verres dont la silhouette tremblote sous mes yeux dois-je remplir... » Quelque choix qui se fasse au sein
de l’inextricable écheveau de ses neurones noyés dans l’acide uval, le bec verseur de la carafe oscille entre le verre, la nappe et le pantalon. Et chacun est servi à tour de rôle sans faire de jaloux.
Tant qu’il
peut articuler, il parle à tous en anglais bien sûr, la langue universelle que nul ne peut ignorer. Même après quatre années de fréquentations des tavernes locales, il ne sait pas dire « merci »
en grec. Pourquoi apprendre un dialecte de sous-continent ? Chacun sait que la langue de Shakespeare a colonisé le monde, à juste titre, vu l’incontestable degré de civilisation de son pays, le plus avancé au monde. Dick-the-pig
– ainsi se surnomme-t-il lui-même pour avoir été éleveur de suidés dans une vie antérieure – assène régulièrement à ses auditeurs ce genre d’allégations, sans sourciller.
Intimement persuadé de leur justesse. « Il est heureux pour vous que les Anglais aient transporté les frises du Parthénon au British Museum. Vous savez bien que vous êtes incapables de protéger votre patrimoine
vous-même. » Dick-the-pig ne s’étonne jamais des réponses crispées qu’il récolte. Une simple preuve de plus de l’inculture de ses voisins de bar, selon lui.
Demain matin, à l’heure
où rouvriront épiceries et boulangeries après ce très long week-end de Pâque orthodoxe, deux marins pêcheurs compatissants vont aider notre homme à démêler ses ancres, solidifiées dans la vase
du port par quatre ans de quai. Et le grand voilier retrouvera les vagues courtes du golfe de Laconie. Sur le papier, quatre heures de voile jusqu’au prochain havre d'expiation de ce nouveau Lord Jim. Sauf incident bien sûr. Mais il ne s’agit
que de cabotage. De tourner une page. De transporter le mal-être un peu plus loin pour lui faire prendre l’air. Qui sait ? Peut-être existe-t-il finalement sur la mer un lieu d’accueil pour les fêlés de la terre…
Il a promis de m’en envoyer une carte postale.
Bon vent, Richard ! Tu vas me manquer. Que Poséidon te garde.